Je me souviens très bien de toi, Franck, de tes premiers temps effacé en classe, caché derrière tes résultats fragiles et tes fautes d’orthographe.
Je me souviens très bien de ce tournant si réjouissant où tu t’es autorisé à écrire ; comme tes phrases-tentacules multicolores tournoyaient comme des lassos dans l’espace de nos imaginations ; comme tu aimais les charger de mille breloques.
Je me souviens très bien de ta joie.
L’année suivante l’une de mes collègues grises, en salle des profs, avait fusillé ton écriture en quelques adjectifs méprisants. Ils sont nombreux ces sachants stupides. Leur vanité exige d’eux ce totalitarisme : tuer la poésie que nous portons tous en nous. Leur survie en dépend : que seraient-ils sans le pouvoir de distinguer ?
J’espère qu’elle n’a pas réussi à exécuter le poète en toi. Car c’est bien de lui que jaillit l’écriture. Il est comme un enfant malicieux, sensible, cruel, réfractaire aux lois et loge entre ton diaphragme et ton estomac. Il faut le laisser faire, ne pas tenter de le contrôler. Vient ensuite un temps où on se relit, où, plutôt que de le corriger, on ponce le texte. La poésie ne supporte pas l’autorité.
La seule difficulté, mais elle n’est pas mineure, c’est d’arriver à le laisser parler, cet enfant ébouriffé aux pieds sales. Certaines circonstances le rendent labile : le mien se réveille pour un café brûlant, une bruine très très fine, les crépitements des feuilles mortes qui s’époudrent sous mes pas, les ongles noirs du garagiste. Pour les trouver et les cultiver, il faut se consacrer au loisir. Avoir du temps. Et ignorer les imbéciles.
J’espère qu’aujourd’hui malgré tout tu écris, que tu arrives à préserver ton loisir, et que tu ris au nez des magistrats de la langue droite si secrètement jaloux de la liberté que tu te donnes. Si néanmoins c’est difficile, inscris-toi à un atelier d’écriture, ça aide : l’enfant aime jouer.
Peut-être qu’un jour je pourrai te lire à nouveau ? Quel plaisir !
Bien à toi